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par Frédéric Lordon

            L’armoire de Lairière n’en finit pas de livrer ses secrets. D’un double fond jusqu’à présent passé inaperçu ont été extraites des liasses inédites dont le contenu éclaire un aspect aussi méconnu que dépourvu d’ambiguïté de la vie et de l’œuvre botuliennes : Jean-Baptiste Botul s’est intéressé à l’économie.(…)

Lors d’un séjour en Argentine et désireux d’en apprécier la diversité de paysage, il se promène dans les forêts de Misiones où il est piqué au bras par un scolopendre. Sans doute affligé d’un tempérament allergique, il en résulte une vilaine enflure, surmontée d’une cloque douloureuse et suppurante. La cloque finira par crever. Or, en lieu et place du soulagement qu’il en attendait, Botul constate désagréablement que la crevaison lance bien plutôt la surinfection de son bras. Il lui faudra de longues semaines avant d’être complètement rétabli. Nous sommes en 1930 et Botul comme tous ses contemporains a été frappé de la gigantesque crise boursière, et plus encore de ses prolongements récessionnistes. (…)Newton avait eu sa pomme, Botul a son scolopendre. Ou plutôt sa cloque. L’euphorie boursière, la cloque ; le krach, la crevaison ; la récession, la fièvre fatigante : on est bien près de trouver que toutes ces liaisons s’opèrent maintenant dans l’esprit de Botul selon l’ordre nécessaire des idées adéquates. Disons en tout cas les choses comme elles sont : ce qui prend naissance à la faveur de ce séjour argentin et au hasard d’une rencontre sylvestre n’est rien moins qu’une théorie des bulles financières (…)

De la cloque au claque

 Son activité de taxi l’a amené à de nombreuses reprises à déposer des clients à une maison de tolérance bien connue des riverains de la rue Lauriston. Botul à son tour fréquente cet honnête établissement dont la tenancière, Mme Lucienne, qui a à cœur la qualité de l’accueil et la convivialité de l’ambiance, décide un jour, pour rompre les habitudes et ajouter à l’animation, d’organiser un défilé général de ses pensionnaires, assorti d’un concours ouvert à tous ses habitués, et offrant une prestation gratuite à celui de ces messieurs qui saura identifier la demoiselle préférée d’eux tous.

  Botul saisit en un instant l’insondable abîme que l’accorte Mme Lucienne, en toute innocence, vient d’ouvrir sous les pieds de ses habitués. Car il ne s’agit pas d’identifier la plus jolie des pensionnaires, mais – et c’est une chose très différente – celle qui sera jugée telle par le corps de ces messieurs constitué en jury. Le problème change de nature du tout au tout puisqu’il ne s’agit plus pour chacun d’évaluer les propriétés esthétiques intrinsèques des beautés qui défilent mais d’anticiper au mieux la façon dont les autres les évalueront. Il s’en suit un pivotement immédiat des points de vue : les messieurs cessent de regarder les demoiselles et commencent à se regarder entre eux. « Que pense-t-il ? » se demande chacun à propos de chaque autre. Mais symétriquement pris lui-même pour objet des conjectures de ceux qu’il essaye de conjecturer, il doit aussitôt réviser ses propres conjectures en un « que pense-t-il que je pense ? », immédiatement suivi d’un « que pense-t-il que je pense qu’il pense ? », etc., et pour le malheur de tous à l’infini. Le problème est donc sans solution. Son indécidabilité est la conséquence de sa spécularité, c’est-à-dire de la mise en abîme des anticipations croisées que les messieurs font inévitablement les uns à propos des autres en une régression que rien, sauf un décret arbitraire et injustifiable, ne saurait arrêter, dès lors qu’il leur est demandé non pas de désigner la plus belle selon leur goût, mais de trouver le point d’équilibre où le groupe tout entier va s’établir.

  Confortablement installé dans les fauteuils crapaud du « Pou batailleur », Botul ne saisit pas seulement la beauté logique du problème : il comprend immédiatement l’identité formelle qui l’unit à celui que doivent traiter les investisseurs sur un marché financier. C’est qu’il est bien inutile en effet, à propos d’un actif qui vaut 100 aujourd’hui, de s’accrocher à sa prévision personnelle qu’il devrait valoir 130 demain si tout le reste des opérateurs pense qu’il vaudra 70. Le marché financier est donc l’un de ces exemples-types pour dissertation de philosophie du baccalauréat où l’on n’a jamais raison seul contre tous. De là que les efforts de prévision des investisseurs se déplacent des actifs eux-mêmes et de leurs caractéristiques intrinsèques, vers les évaluations des autres investisseurs, conformément à la logique spéculaire, autoréférentielle et fatale du concours de Mme Lucienne. L’indétermination du problème a pour effet d’abandonner les messieurs dans un état proche de la déréliction et électrisés, non plus sensuellement, mais mimétiquement, pour rejoindre au plus vite, si possible en la précédant de peu, l’opinion majoritaire. Privée de tout ancrage objectif, ladite opinion est à la merci de n’importe quel détail, fût-il le plus insignifiant, qui, par un effet de saillance, relayé par la puissance amplificatrice des interactions imitatives, fera précipiter le jugement collectif, comme par cristallisation. Le propre de ces configurations de polarisation mimétique est donc que l’opinion du groupe peut se refermer sur potentiellement n’importe quoi, y compris les évaluations les plus extravagantes. Les cloques ne sont rien d’autre que cette divagation des prix des actifs portée par une opinion collective polarisée à la dérive.

  Pour une fois suspendant ses impérieuses énergies libidinales, Botul qui a mécaniquement levé la main, désigné correctement l’élue du scrutin secret et gagné un tour de piste avec Melle Angèle, demeure sidéré de la profondeur de sa propre trouvaille. Par bonheur la découverte du principe de la tumescence des marchés ne lui ôte pas très longtemps la jouissance de la sienne propre, et Melle Angèle, née Pareto, car Botul a un faible pour les filles qui ont un nom de loi de probabilité, Angèle Pareto, donc, aura droit et à l’exposé complet de la théorie de la cloque et à la félicité qui suit de ce que, comme l’avait heureusement noté Spinoza, la puissance d’agir du corps croît corrélativement à la puissance de penser de l’esprit.La cloque platement rebaptisée « bulle », le concours de beauté et son indécidabilité spéculaire, l’indétermination fondamentale de l’évaluation et ses extravagantes levées par une opinion collective polarisée : Botul avait tout trouvé et Keynes[1] a tout repris.

[1]              Et les keynésiens, car Keynes lui-même ne formule pas l’idée de bulle qui ne viendra que plus tard dans la littérature économique.

Tag(s) : #Botulisme
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